Margot ou le brutal retour en arrière de la Pologne

Malgorzata Szutowicz alias Margot (à droite), lors de son arrestation à Varsovie le 7 août. Photo Czarek Sokolowski .AP

Par Agnieszka Zuk, auteure et traductrice polonaise — 14 août 2020 à 09:40

Tribune paru pour la première fois dans Libération

 

L’arrestation d’une jeune militante trans à Varsovie le 7 août reflète l’accélération de la «contre-révolution» voulue par le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir. Femmes et LGBT en sont les premières victimes.

Tribune. Le 7 août à Varsovie, Margot (1), une jeune femme trans, militante des droits LGBT+, qui avait dégradé un van affichant des propos homophobes, a été placée en détention provisoire pour une durée de deux mois. Sur les enregistrements vidéo qui circulent sur Internet, on voit la police interpeller avec une extrême brutalité la petite foule venue s’opposer à son arrestation.

Voilà que, trois semaines à peine après la victoire à l’élection présidentielle d’Andrzej Duda, la contre-révolution culturelle que Jaroslaw Kaczynski, l’homme fort du pays et chef du parti au pouvoir Droit et Justice (PiS), avait appelée de ses vœux en 2016 lors du Forum de Krynica, s’accélère brutalement. Forts des 10 millions d’électeurs qui ont voté pour eux ou, peut-être au contraire, craignant les 10 millions d’autres qui s’opposent à eux, les populistes au pouvoir entament le nouveau mandat de leur président sous le signe de la violence dans une société polonaise dramatiquement divisée.

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«Que personne dans notre pays ne se sente menacé en sortant de chez lui ! Nous avons tous le droit au respect, indépendamment de nos opinions, de qui on aime, du Dieu en lequel on croit ou de notre couleur de peau !» avait lancé, en un appel à l’amour par-delà les clivages, Kinga, la fille du président fraîchement réélu, le soir du second tour. Ce soir-là, le dernier de cette campagne électorale sale, machinée à grand renfort d’homophobie et d’antisémitisme, la fille du Président était, comme sa mère, habillée en blanc.

Climat de terreur

Si cette image, avec sa symbolique de pureté et d’innocence, hante toujours les esprits et les réseaux sociaux, celle du pays des Bisounours a été balayée bien plus vite par la violence du lendemain des élections. Les populistes de droite ainsi que leur principal allié, l’Eglise catholique, ne pourront pas se maintenir au pouvoir sans un brutal retour en arrière : museler les femmes et les minorités sexuelles en instaurant un climat de terreur.

Le retrait de la Pologne de la convention d’Istanbul, annoncé récemment par Zbigniew Ziobro, le ministre de la Justice polonais, veut servir cet objectif. Afin de prévenir les violences faites aux femmes, cette convention appelle les signataires à «contribuer à éliminer toutes les formes de discrimination à leur égard et à promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes». C’est cette «composante idéologique», comme ils l’appellent, que les populistes polonais rejettent.

En retirant leurs droits aux femmes et en encourageant la violence à leur encontre, le PiS vise à neutraliser les électeurs les plus désobéissants et les citoyens les plus engagés dans la lutte pour la défense de la démocratie et des minorités sexuelles. Lors de sa campagne électorale, Andrzej Duda a déclaré : «On essaie de nous dire que les LGBT sont des êtres humains alors que c’est tout simplement une idéologie.» Le 6 août, jour de son investiture, les députés de gauche, en majorité des femmes, sont venus habillés aux couleurs de l’arc-en-ciel en signe de solidarité avec la minorité déshumanisée et opprimée. Comme le montrent différentes études réalisées depuis que le PiS est au pouvoir, si seules les femmes décidaient en Pologne, les nationalistes et les extrémistes religieux n’auraient aucune chance de s’y maintenir.

Retour en arrière

Alors c’est le retour en arrière. Derrière cette révolution conservatrice à l’œuvre en Pologne, il y a le PiS, le parti ultra-conservateur et nationaliste au pouvoir, l’Eglise catholique et l’ONG Ordo Iuris.

L’Eglise catholique en Pologne, certes richissime et puissante, et dont la branche la plus fondamentaliste possède sa propre école de journalisme, sa télévision et sa radio (2), se trouve malgré tout dans une posture délicate. Dans les villes, les fidèles vieillissent et les jeunes et les femmes désertent l’église. C’est uniquement à la campagne qu’elle reste un socle important de la vie de la communauté. Plutôt que d’évoluer, ne serait-ce qu’en s’ouvrant aux croyants LGBT, l’Eglise polonaise tente de revenir en arrière.

Lorsque Jaroslaw Kaczynski dit «Quiconque lève la main sur l’Eglise, lève la main sur la Pologne», il dit vrai au sens où une certaine Pologne, nationaliste et ultra-conservatrice, n’existerait pas sans l’Eglise catholique qui lui assure son vivier d’électeurs, comme l’Eglise ne pourrait exister sans une Pologne nationaliste et ultra-conservatrice qui lui garantit financements et privilèges. C’est cette Pologne que le PiS tente d’imposer de force à l’ensemble de la société.

L’ONG Ordo Iuris quant à elle fait partie d’Agenda Europe (3), réseau international d’organisations d’extrémistes religieux qui luttent contre divers aspects des droits sexuels et reproductifs. Fondée en 2013, Ordo Iuris pèse de plus en plus sur les décisions politiques en Pologne. Aleksander Stepkowski, son cofondateur et son premier président, siège désormais à la Cour suprême ; d’autres membres de l’organisation tiennent des postes à responsabilité dans divers ministères et collectivités. L’objectif d’Ordo Iuris étant de façonner la loi conformément à la ligne idéologique des fondamentalistes catholiques. L’organisation a été à l’origine de la proposition de loi visant à interdire totalement l’IVG en 2016, mais aussi de la charte homophobe «zone libre d’idéologie LGBT», adoptée récemment par de nombreuses collectivités à travers la Pologne.

C’est elle aussi qui a initié le retrait de la Pologne de la convention d’Istanbul. D’après l’enquête menée par les journalistes indépendants Klementyna Suchanow (4) et Tomasz Piatek, ainsi que par la Grande Coalition pour la liberté et le choix (WKRW) réunissant plus de 100 organisations qui luttent pour les droits des femmes en Pologne, Ordo Iuris est en partie financée par l’Etat polonais. Selon les mêmes sources, l’organisation entretient des liens avec des oligarques russes pro-Kremlin qui pourraient également se trouver à l’origine de son financement. Ordo Iuris nie, bien évidemment, tout lien avec le Kremlin et intente des procès à tour de bras à quiconque suggère le contraire.

Deux tribus

Le début de la guerre culturelle qui déchire les Polonais remonte à la catastrophe aérienne de Smolensk en 2010. Une fois apparues, les divisions ont été habilement entretenues par le PiS. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer une issue à l’escalade de la violence qui lui profite, sauf peut-être si les Polonais arrivent à trouver un moyen de s’entendre entre eux en court-circuitant les autorités et l’Eglise catholique, ce qui pour le moment semble totalement impossible.

Aujourd’hui, les deux «tribus», comme la presse polonaise a pris l’habitude de les appeler, se haïssent ou au mieux se méprisent. Elles parlent chacune un idiome incompréhensible pour l’autre, possèdent chacune ses propres références et modèles culturels, sa vision du pays, de son passé et de son avenir.

Jonglant d’une main avec les ressentiments et les peurs aussi bien actuels que ceux enracinés dans le passé, de l’autre, avec les programmes d’aide sociale, le PiS a réussi à enfermer une partie de la société polonaise dans une bulle étanche.

Même si les électeurs du PiS savaient ce qu’il s’était exactement passé le 7 août dans les rues de Varsovie, le sort de Margot n’aurait probablement pas ému grand monde. Pour une partie d’entre eux, souvent spectateurs âgés des médias d’Etat ou de l’Eglise, Margot et les autres personnes LGBT+ sont des démons ou au mieux des adeptes d’une idéologie décadente, cherchant à détruire leur religion, leur culture et leur pays. Les autres approuvent la violence. Ceux qui s’y opposent, et qui sont conscient que le PiS a désormais trois ans, jusqu’aux prochaines élections parlementaires, pour parachever le démantèlement de l’état de droit, appellent l’Europe à ne pas les abandonner.

Agnieszka Zuk a publié Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne (Noir sur blanc, mai 2019). Cet ouvrage collectif, qui rassemble dix-sept textes d’intellectuels et écrivains polonais et un texte d’une auteure ukrainienne, traite de la Pologne actuelle et de ses clivages.

(1) Malgorzata Szutowicz.

(2) Il s’agit de Radio Maryja et de la chaîne de télévision Trwam appartenant au père Tadeusz Rydzyk, qui a également fondé sa propre école de journalisme.

(3) «Restaurer l’ordre naturel», brochure établie par le Forum parlementaire européen sur la population et le développement.

(4) Klementyna Suchanow, To jest wojna, éd. Agora, 2020 (non traduit).

Agnieszka Zuk auteure et traductrice polonaise