La bataille pour les médias continue, lettre ouverte d’Adam Michnik au Parlement européen

Avec Adam Michnik et Reporters sans Frontières à Gazeta Wyborcza en mars 2017

Le projet de « taxe solidaire » qui menace la presse indépendante polonaise est toujours sur le canevas. Dans le même temps, le Défenseur des droits civiques polonais a exprimé son opposition au rachat d’un grand groupe de presse locale par une entreprise pétrolière dont l’État polonais est le principal actionnaire. Cette même semaine, les attaques portées à la liberté des médias faisaient l’objet d’un débat au Parlement européen. 

La semaine dernière en commission parlementaire, le parti Droit et Justice (PiS) s’est efforcé de défendre son projet de « taxe solidaire sur les médias », à renfort d’arguments irrecevables pour l’opposition. Ce projet prévoit l’instauration d’une lourde « taxe solidaire » sur les recettes publicitaires des médias indépendants, au prétexte de la crise du Covid-19. L’annonce avait été suivie, le 10 février, d’une grève massive suivie par la presse écrite, la télévision et la radio.

Exécutant une pirouette rhétorique, les représentants de Droit et Justice à la Commission ont martelé que la propagande venait du camp adverse. Selon leur schéma, les médias conservateurs (qui bénéficient largement de recettes publicitaires d’entreprises étatiques) diffusent la seule vérité. L’opposition et ses médias sont les agents de l’étranger, les désinformateurs, ceux qui, par le passé, ont menti sur la catastrophe de Smolensk. « Nous sommes démocrates (…) Nous avons bâti la liberté d’expression en Pologne, et c’est ce qui vous insupporte », a scandé Sutski, élu du Parti Droit et Justice à la Diète.

Pour l’opposition et le monde des médias, aucun doute possible : la taxe vise à étendre la mainmise du gouvernement sur l’information, de surcroît en vue des futures élections. Cette attaque portée à la presse libre relève d’une stratégie plus large. En février dernier, l’autorité régulatrice de la concurrence a donné le feu vert au rachat d’un grand groupe de presse régionale par la compagnie pétrolière Orlen, principale entreprise d’État polonaise. Le Médiateur des Droits civiques, Adam Bodnar (équivalent du Défenseur des Droits en France), a jugé la décision illégale et contraire aux principes de non-concentration. L’État polonais, principal actionnaire d’Orlen, est déjà aux commandes et aux finances des grands médias publics. Le PDG d’Orlen est un loyal et proche allié de Jaroslaw Kaczynski, chef de file de Droit et Justice.

Le 10 mars dernier, un débat s’est tenu au Parlement Européen, intitulé « Tentatives du gouvernement de museler les médias libres en Pologne, Hongrie et Slovénie. » Des parlementaires ont déploré l’exportation du modèle « Orban » en Pologne. À plusieurs reprises, la « taxe solidaire » y a été évoquée comme source de préoccupation. Un élu polonais a évoqué les rayonnages des stations-service Orlen, où ne trônent que des journaux pro-gouvernementaux, avant d’évoquer un sombre futur où le marché des médias ressemblera dans son entièreté à ces rayonnages.

  • Photo ©ADDP : Mars 2017, visite au siège de Gazeta Wyborcza à Varsovie à l’occasion de la conférence de presse des Reporters sans Frontières en Pologne  (de gauche à droite Pauline Adès-Mével, rédactrice en chef, porte-parolat et médias RSF, Adam Michnik, rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, Joanna Lasserre, l’ADDP et Christophe Deloire, directeur général de RSF).

Lettre du rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza au Parlement européen

Le 10 mars dernier au Parlement européen s’est tenu un débat sujet des « Tentatives du gouvernement de museler les médias libres en Pologne, Hongrie et Slovénie ». À cette occasion, Adam Michnik, rédacteur en chef du quotidien d’opposition Gazeta Wyborcza, a adressé une lettre aux élus de l’assemblée. Nous en proposons ici la traduction.

La Pologne sur le point de perdre ses médias libres

Écoutons ; silence ! C’est le cri du hibou, fatal sonneur qui donne le plus funeste bonsoir

(William Shakespeare, Macbeth, Acte II, Scène 2)

Aujourd’hui, le cri de la chouette vient des régimes illibéraux qui visent à disloquer les institutions démocratiques au sein de l’Union européenne.

La Pologne en est un bon exemple.

Je suis rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza depuis 32 ans, depuis 1989, année de la transition pacifique d’une dictature communiste à une démocratie bâtie sur des élections libres.

Gazeta Wyborcza fut un symbole saillant de ce bouleversement : le premier quotidien indépendant de l’Elbe à Vladivostok, libre de toute censure et de toute pression politique. Gazeta Wyborcza devint la voix de l’opposition démocratique polonaise lors de la campagne électorale de 1989.

Nous avons défendu des valeurs fondamentales : liberté des médias, droits civiques, indépendance de la justice, réforme économique et libéralisation du marché, transition d’une dictature à parti unique à une démocratie parlementaire, et d’une société régie par la peur à une société fondée sur la liberté.

Après des décennies d’autoritarisme, les Polonais ont enfin pu vivre dans un pays libre, fondé sur l’État de droit. Mais aujourd’hui, cette victoire trentenaire est menacée. La Pologne, ainsi que d’autres pays en Europe, est le théâtre d’un coup d’État rampant.

L’État de droit se voit démantelé par la coterie d’un parti unique. Le Tribunal constitutionnel, le Bureau du procureur, la police et les services secrets sont tous devenus des sujets loyaux du parti au pouvoir, qui – comble de l’ironie – se nomme Droit et Justice.

Les médias publics ont été transformés en vecteurs d’une propagande éhontée, comparable à celle de Vladimir Poutine en Russie ou de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie. Les médias indépendants sont qualifiés d’ennemis de l’État et font l’objet d’attaques haineuses qui ne sont pas sans rappeler celles proférées par Donald Trump Outre-atlantique.

Nous sommes traités comme des ennemis car indépendants, et parce que nous avons le courage de dire la vérité face au pouvoir. Les machinations de Droit et Justice sont claires comme de l’eau de roche. Le parti veut s’assurer que personne ne puisse faire la lumière sur ses abus de pouvoir. C’est pourquoi la majorité gouvernante démantèle méticuleusement, par étapes, les soupapes de notre ordre démocratique. Mátyás Rákosi, dictateur communiste hongrois connu sous le nom de « Petit Staline », appelait ceci « la tactique du salami » : la destruction de la dissidence, tranche après tranche.

Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a affirmé sans scrupules que 80 % des médias polonais « appartiennent à nos ennemis ». Le régime de Jarosław Kaczyński lance régulièrement des attaques véhémentes à l’encontre les médias qui osent critiquer le camp du pouvoir – parmi lesquels Gazeta Wyborcza.

Les fonctionnaires du gouvernement, les politiciens du parti au pouvoir et les entreprises d’État intentent des procès interminables contre les journalistes qui enquêtent sur les abus de pouvoir, exigeant des dommages et intérêts astronomiques, ainsi que la suppression des articles qui les incriminent. Ces poursuites stratégiques contre la participation publique ont pour but d’intimider et de réduire au silence les médias indépendants. À Gazeta Wyborcza, nous avons déjà fait face à plus de 50 poursuites de ce type. Et ce n’est pas fini.

Serrer les cordons de la bourse

Après l’arrivée au pouvoir de Droit et Justice en 2015, les institutions et entreprises publiques contrôlées le parti ont suspendu leurs contributions aux médias critiques envers le gouvernement et y ont retiré leurs publicités – y compris celles concernant des appels d’offres publics et des messages d’intérêt général. Le parti a maintenu la ligne de ce boycott pendant la pandémie, alors qu’une audience maximale de la prévention en matière sanitaire était dans l’intérêt de tous.

Toutefois, les caisses de l’État sont généreusement ouvertes aux médias qui diffusent la propagande officielle. Au cours des cinq dernières années, ceux-ci ont perçu plus de 1,3 milliards d’euros de recettes publicitaires de la part des entités publiques et étatiques. Ces organes de propagande dressent leurs partisans contre les journalistes indépendants en les accusant de servir les intérêts des régimes étrangers.

Harcèlement et gaz lacrymogène

En tant que médias indépendants, nous avons décelé plusieurs tentatives de surveillance des médias par les services secrets. Des journalistes travaillant pour des médias indépendants ont été harcelés par la police et visés par des gaz lacrymogènes alors qu’ils alors qu’ils couvraient des manifestations antigouvernementales.

En décembre, la compagnie pétrolière contrôlée par l’État PKN Orlen, la plus importante d’Europe centrale et orientale, a acquis le groupe Polska Press, mettant ainsi la main sur la grande majorité des médias régionaux en Pologne. La carrière fulgurante du PDG d’Orlen n’est due qu’à sa fidélité à Jarosław Kaczyński. L’acquisition de Polska Press par Orlen rappelle étrangement le rachat par Gazprom, en 2001, de la chaîne de télévision NTM, à la demande du Kremlin. L’objectif ici visé est le démantèlement de l’indépendance éditoriale en Pologne.

La récente proposition de taxe sur les recettes publicitaire des médias est une tentative flagrante de saigner financièrement les médias privés qui souffrent déjà de la récession économique causée par la pandémie de Covid-19, afin de les forcer à rejoindre le camp du pouvoir. Si l’entreprise réussit, la Pologne rejoindra les rangs de la Russie et de la Hongrie – des pays où les médias indépendants sont pratiquement inexistants.

Depuis la prise de contrôle par le régime actuel du Bureau du procureur, du Tribunal constitutionnel et de la Cour suprême, la Pologne n’est plus régie par l’État de droit. Elle se transforme en un État à parti unique et devient « l’homme malade de la communauté européenne. »

La bataille qui a lieu en Pologne concerne l’avenir de l’Union européenne. Dans d’autres États membres de l’UE, nombreux sont les politiciens qui voient en la Pologne de Kaczyński une source d’inspiration, et non un avertissement. Le temps des euphémismes prudents est révolu. L’attaque contre la liberté des médias en Pologne ouvre la voie à un assaut général contre les valeurs sur lesquelles l’Union européenne a été bâtie. La rhétorique agressive employée par les gouvernements de Varsovie et de Budapest n’est si éloignée de la narration adoptée par les partisans radicaux du Brexit. Elle aurait trouvé écho au sein de la foule autoritaire qui a pris d’assaut le Capitole le 5 janvier dernier.

Les mots sont des couteaux tranchants. Ils peuvent servir à harceler et persécuter. Ceux qui attaquent la presse indépendante entendent tuer le langage de la vérité. De nombreux défis nous attendent. Les autorités polonaises brident la liberté de la recherche universitaire et prévoient de réécrire les manuels scolaires. Sans cesse, elles glorifient les discours de haine enracinés dans la xénophobie et l’homophobie, bloquent l’accès à l’information libre, et minent le terrain des ONG qui ne suivent pas la ligne du parti.

En défendant la valeur européenne fondamentale – la liberté – en Pologne, vous défendez l’Union européenne, le projet et la promesse qui restera, pour nous tous, un horizon d’espoir.

Texte et traduction par Nell Saignes (ADDP)

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